Au cours du cheminement spirituel, les actes rituels deviennent comme une nourriture, une véritable source de vie qui transforme notre existence et l’intériorité de notre être.
Après la mort du saint soufi Junayd, surnommé « le sultan de l’assemblée spirituelle », un de ses disciples, Ja’far Khuldi, le vit en songe et lui demanda ce que Dieu avait fait de lui. Junayd lui répondit : « Les belles phrases ont été vaines et les formules mystérieuses se sont avérées stériles. Rien ne nous a été utile que les quelques prosternations accomplies au sein même de la nuit ». Ceci peut être rapproché de cette prière du Prophète lui-même, qui implorait : « Ô mon Dieu, protège-moi contre toute science inutile ». En effet, ce que l’on nomme la science utile, c’est celle que l’on met en pratique. Il ne sert à rien d’accumuler des connaissances sur la religion, si celles-ci ne sont pas suivies d’une mise en pratique. Les pratiques de l’islam sont fondées sur cinq piliers : le double témoignage (qu’il n’y a pas de divinité si ce n’est Dieu et que Muhammad est l’Envoyé d’Allah), la prière, l’aumône légale, le jeune du mois de Ramadan et le pèlerinage à la Mecque. La mise en pratique de ces cinq piliers vise à nous rapprocher de notre nature originelle, en nous mettant en disposition de recevoir par un travail de purification intérieure. On dit que le son entraîne le sens, et il est frappant de constater combien la lecture du Coran en langue arabe, même lorsque l’on ne comprend pas cette langue, peut plonger certaines personnes dans des états spirituels très profonds. On a l’impression alors que le cerveau ne comprend pas, mais que le cœur lui, comprend, au-delà de la barrière de la langue. Plongée dans une dimension cosmique La plupart des rituels de l’islam sont rattachés au mouvement des astres dans le ciel. En fonction de la position du soleil dans le ciel, les horaires des prières se déplacent dans la journée au cours des saisons, leur amplitude s’élargissant en été pour se rétrécir en hiver. De la même manière, le mois de ramadan se déplace tout au long de l’année, cette fois en liaison avec le calendrier lunaire. Les mois lunaires étant de 29 ou 30 jours, l’année lunaire comporte 11 jours de moins que l’année solaire. Un même rituel peut donc se situer au cours du temps à différents moments de l’année : la prière du soir a lieu à 17 heures en hiver et à 21 heures en été, et le mois sacré de ramadan peut se situer, selon les années, au cœur de l’hiver aussi bien qu’en plein été. Tous ces éléments contribuent à ancrer les musulmans dans une perception du temps cosmique, au caractère cyclique évident pour tous. Partant toujours de ce que nous sommes, la prière est inscrite dans un contexte spatio-temporel précis. Elle se fait aux heures fixées par Dieu, et non selon notre fantaisie. Elle est toujours orientée dans la direction de la Mecque, quelque soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde. Il s’agira donc parfois de se placer vers le Sud, et parfois vers l’Est, ou même vers le Nord, selon le lieu où l’on est amené à prier. Elle est précédée par des ablutions, qui visent à retrouver une pureté rituelle. Il ne faut d’ailleurs pas confondre pureté et propreté. Même si les ablutions se font le plus souvent avec de l’eau, et que la pureté rituelle induit une certaine propreté, il s’agit selon les mots du Prophète de « revêtir son habit de lumière », ce qui va bien au-delà d’un simple nettoyage. Des matières naturelles comme la boue ou le sable ne sont d’ailleurs pas considérées comme impures, et leur contact n’invalide donc pas les ablutions. Il s’agit aussi au niveau de l’âme de se mettre en disposition de recevoir, de se rendre disponible pour cet entretien spirituel qu’est la prière, ou encore de se mettre « dans l’esprit » de la prière. L’aumône nous apprend à nous détacher des biens matériels, et à réaliser la grâce qui nous est faite que de pouvoir disposer de quelque chose à donner. On dit que toute chose a son aumône, qui sert à la purifier, et que l’aumône du corps est le jeûne. La chambre d’amis est considérée comme l’aumône d’une maison. L’aumône légale vise donc à purifier les biens que nous avons reçus. Elle nous rappelle que ces biens nous ont été attribués par la Grâce de Dieu, et n’ont pas été acquis par notre seul mérite. Le fait d’en rétrocéder une partie à Dieu revient à reconnaître le Donateur derrière ces bienfaits, et permet également de mettre en œuvre une solidarité nécessaire avec les plus pauvres d’entre les croyants. Le produit de cette aumône est en effet attribué à huit catégories bien précises d’individus, en commençant par les plus nécessiteux. Le jeûne du mois de ramadan nous rappelle notre foncière dépendance envers notre corps, et donc envers son Créateur. Chaque année, pendant 29 ou 30 jours, plusieurs centaines de millions de musulmans de par le monde jeûnent entre l’aube et le crépuscule. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, blancs ou noirs, tous les musulmans des cinq continents jeûnent, au même moment de l’année, de la même façon. Tout ceci procure une certaine sensation d’unité et d’appartenance, dans cette quête fervente du retour à notre état originel. Durant ces heures de jeûne, il est strictement interdit d’absorber la moindre nourriture, la moindre boisson, ou d’avoir des relations intimes entre époux. L’ensemble de notre vie est bouleversé par cette rupture des habitudes. Sans les repas pour les rythmer, les journées semblent s’allonger, et se rendre disponibles pour l’adoration de Dieu. Allégé, le corps est moins pesant, plus porté aux ressentis intérieurs. Le mois de ramadan est aussi le mois où le Coran est descendu, tout entier incréé, dans le cœur du Prophète Muhammad. C’est à dire qu’au cours d’une nuit de ce mois 2, le Prophète a reçu la visite de l’archange Gabriel, qui lui a demandé de lire, à lui qui était illettré. Et il lui fut donné de lire, finalement, ce qui s’était inscrit dans son propre cœur. On dit que le Coran est descendu en une seule fois dans son cœur en cette nuit particulière, et ce, même si ses versets ne se sont que peu à peu actualisés au cours du temps, durant les années qui suivirent. Ici encore, l’esprit a pris la forme de lettres pour se faire comprendre des hommes, et les ramener sur le chemin de leur Créateur. Dernier pilier de l’Islam, le pèlerinage se présente comme une mort initiatique, un symbole de ce chemin de retour sur lequel nous sommes tous engagés. Pour s’y rendre, au moins une fois dans sa vie pour ceux qui en ont la possibilité physique et matérielle, il convient de régler toutes ses affaires comme si l’on entamait son dernier voyage. Le musulman sacralise son corps, revêt une tenue d’une seule pièce de tissu non cousu, symbole de pureté, et se présente devant Dieu pour se mettre à son service, en poussant ce seul cri : « Me voici ! ». Le rituel du pèlerinage est extrêmement précis et détaillé, qu’il s’agisse des mouvements, des gestes ou des paroles à accomplir. Libérée des impératifs de choix, l’âme peut se consacrer toute entière à la contemplation. On pourrait dire la même chose de chaque pratique rituelle : la plongée de l’âme au fond de l’instant permet de renouer le contact avec le divin, et par là, avec l’éternité. Le fait même d’effacer notre ego permet à la conscience de s’ouvrir, et d’être de nouveau irradiée par les Lumières divines. Ce mécanisme du retour vers Dieu est d’ailleurs une constante dans l’islam. Le repentir n’y est pas synonyme de culpabilisation, et il n’y a pas de rédemption à rechercher. Il s’agit simplement, et dans tous les cas, de revenir à Dieu. Le Coran nous dit que Dieu est Celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant, et incite celui-ci à faire de même. C’est d’ailleurs ce retour, dans sa modalité ultime, qui est encore évoqué par la formule sacramentelle que l’on prononce lorsque l’on se trouve confronté à la mort d’un proche : « En vérité, nous sommes à Dieu, et nous retournons à Lui ». L’amour humain est un reflet nostalgique de cet Amour absolu qui brûle le cœur du serviteur de Dieu, et le transforme en cendres. Le secret de la spiritualité islamique réside en effet dans la servitude foncière, ontologique, de l’homme par rapport à Dieu. Plus on s’en remet à Lui, plus Il nous prend en charge ; plus on se déleste de nous-mêmes, plus Il nous investit ; plus on s’abaisse, plus Il nous élève. Les pratiques vont dans le sens de ce dépouillement intérieur. Il s’agit d’adopter une attitude pleinement active, mais sans réclamer le résultat de nos actions. Il est aussi essentiel d’agir dans le sens de ce qui nous semble juste, que d’accepter par avance le fait que le résultat de nos actions soit différent de celui escompté. Pour celui qui est ainsi consumé d’Amour, la mort physique n’a plus le même sens. Si l’âme accompagne nécessairement le corps, auquel elle confère le mouvement, l’esprit est la source de la vie : quand il sort du corps, la vie s’éteint. C’est quand l’âme, du vivant du corps, se marie à l’esprit et se fond en lui, que l’on parle de mort initiatique ou de délivrance. |