L'événement de cet été, pour votre
confrérie, a été la célébration du centenaire
de la tarîqa alawiya et le colloque
qui l'accompagnait. Etes-vous
satisfait, cheikh Bentounès, du déroulement
des travaux de ce colloque? Quel bilan pourriez-vous en
esquisser ?
Satisfait, oui, je le suis. C'est un colloque
qui a tout de même rassemblé
6500 personnes. C'est un chiffre sûr, on
le sait, parce qu'il y avait des badges et
des bracelets qui ont été confectionnés
à l'intention des participants. On le sait
également par le nombre de repas
qu'on a servis. Donc, c'est quelque
chose qui est avéré. On est arrivés
exactement à 6562 participants venus
de 38 pays. Ce qu'il y a lieu de retenir,
c’est que ce colloque s'est déroulé dans
le calme et la sérénité, dans un climat
détendu. Les gens qui sont venus ont
vu un Islam d'espérance, comme on le
souhaitait. Le débat était ouvert, les
échanges se sont faits à tous les niveaux,
du plus subtil au plus banal. Il y
a eu 35 ateliers autour de thèmes dont
on ne pouvait même pas imaginer
qu'une zaouïa pouvait les aborder. Des
thèmes comme «La thérapie de l'âme»,
par exemple, qui a attiré énormément
de monde, ou encore le thème «Management,
éthique et tradition», c'est-àdire
comment une voie soufie peut mêler
spiritualité et management.
Bien que de haute facture, ce colloque
vous a valu quelques attaques
malveillantes de la part aussi bien de
certaines figures des milieux confrériques
que de partis islamistes (El Islah
en particulier), du Haut-Conseil
islamique (HCI) et des ulémas. Ces
critiques ont porté principalement
sur deux points : vos déclarations
sur le hidjab et les miniatures illustrant
votre dernier ouvrage, Soufisme,. Qu'aimeriezvous
l'héritage commun
répondre à vos détracteurs ?
J'aimerais leur dire d'abord que la
moindre des choses aurait été de lire
mon livre avant de l'accabler. Comme
le dit l'adage, on ne peut pas vendre la
peau de l'ours avant de l'avoir tué. C'est
aussi l'arbre qui cache la forêt. Ce
qu'on ne souhaite pas divulguer, surtout,
c'est autre chose que les miniatures.
Il y a des photos du patrimoine
musulman qui font partie de cette mémoire
de l'héritage islamique comme
le tombeau de Sayida Khadidja, la
mère des croyants, ou la maison du
Prophète (Que Le Salut d'Allah soit sur
Lui) dans laquelle il a vécu à La
Mecque avec Sayida Khadidja, ou encore
le lieu où fut conclu le premier
serment des gens de Médine envers le
Prophète, qui s'appelle Bayâte al Aqaba,
ainsi que les tombes des martyrs
des batailles de Badr et de Ouhoud qui
ont été détruites. Au total, il y a dans
cet ouvrage quelque 844 documents.
Par qui ce patrimoine a-t-il été détruit ?
Et pourquoi surtout... Nous assistons
à une mainmise sur l'histoire de l'Islam
effaçant la mémoire de tout ce qu'il y
avait avant. Ces gens qui s'en sont pris à
mon livre, ils l'ont condamné, c'est différent.
Entre critiquer et condamner, il
y a une différence. En s'appuyant sur
quoi ? Sur des fetwas de quels oulémas
? Ce sont des oulémas qui préconisent
la destruction du tombeau du
Prophète lui-même et qui jusqu'à aujourd'hui
disent : n'allez pas à Médine.
Et on prend ces fetwas-là alors que
nous avons nos propres oulémas, nos
propres traditions. L'Islam maghrébin
est un Islam d'ouverture et de dialogue.
Par exemple, sur cette Une d'El
Khabar Hebdo
de la tarîqa qadiriya vous prend à
partie en disant «Khaled Bentounès
a porté atteinte à la personne du Prophète
»
le livre. Au demeurant, il ne représente
que lui-même. Les gens sont beaucoup
plus nuancés que cela. Et puis, il y a eu
un amalgame qui a été fait par certains
entre «miniatures» et «caricatures»…
Le premier article paru présentait les
choses comme cela. Mais les caricatures,
c'est quelque chose qui a stigmatisé
l'Islam… C'est humoristique,
certes, mais c'est aussi une façon de se
moquer d'autrui. Mais les miniatures,
il suffit d'aller sur internet et de taper
«miniatures musulmanes» pour voir
surgir des milliers d'oeuvres. Dans ce
cas-là, il faudrait aussi faire un procès
au musée de Topkapi d'Istanbul. A Kaboul,
on a détruit des miniatures alors
que l'école de Kaboul a été la première
école de miniatures dans le monde
musulman et que l'Islam a pénétré
l'Asie grâce aux miniatures.
Où va-t-on comme cela ? C'est l'Islam
de ces gens-là qui est une caricature.
Moi je ne leur réponds rien, je leur
dis merci et je vais me préparer au bûcher
parce que vous n'avez encore rien
vu…
Vous auriez déclaré que le hidjab
n'est pas une obligation religieuse.
Pourriez-vous clarifier cette réflexion ?
Moi je suis contre le hidjab qui est
dans la tête, pas sur la tête. Enlevez le
hidjab, vous êtes en train de lier un habit
à la foi, c'est dangereux. Parce que
d'abord, le hidjab, chez nous, existait
déjà. Il était de l'ordre de la culture locale.
En Kabylie, il y avait une façon de
le porter ; à Mostaganem, il y avait une
autre façon de le mettre ; dans le Sud,
c'est carrément l'homme qui le porte,
c'est le taguemoust ou le litham. En
Iran, c'est le tchador. A Oman, c'est le
niqab
. Et c'est la m'rama en Tunisie, ladjellaba au Maroc, le boubou au Sénégal
et en Afrique du Sahel, le sari chez
la musulmane indienne. Ces gens-là
croient que l'Islam est à leur niveau. Ce
qu'ils voient autour d'eux, c'est ça l'Islam,
un modèle unique. Qui, parmi les
femmes du Prophète, a porté le hidjab
que portent nos filles aujourd'hui ?
Il faut savoir qu'il y a une historicité
du hidjab, il y a un contexte de révélation.
Avant tout, éduquez la femme
parce que le meilleur des comportements
et le meilleur des vêtements,
c'est la pudeur, que ce soit pour l'homme
ou pour la femme. Je ne vois pas
pourquoi on autorise l'homme à porter
ce qu'il veut et pas la femme. Il y a un
conditionnement par la force.
Au lieu de nous occuper des questions
fondamentales dans un monde en
proie à des crises financière, climatique,
alimentaire, à une crise de sens,
au lieu de se préparer aux défis de demain,
au lieu d'être des sociétés de proposition,
nous sommes constamment
dans le déni, retranchés derrière des arguments
étriqués en jetant la pierre à
l'Occident. Jusqu'à quand ? Ce langage
ne tient pas la route. Et moi, si je dérange,
eh bien, je dérange ! Tant pis ! Mais
je continuerai à tenir ce discours,
quoique j'aie assez payé pour cela.
Mon père est allé en prison à cause de
cela.
Pensez-vous que le wahhabisme va
continuer à faire des dégâts au sein
de notre société ? Comment les
zaouïas pourraient-elles contribuer
à contrer cette mouvance ?
C'est le travail de toute la société, ce
n'est pas l'affaire exclusive des zaouïas.
Il faut que notre société prenne
conscience de ces enjeux et qu'elle apprenne
à être responsable. Les Algériens,
moi, je ne les prends pas pour des
débiles, des imbéciles ou des mineurs.
L'âme algérienne est une âme rebelle.
C'est une âme mystique. L'Algérien
vous donne tout. Je connais mon
peuple, oui, il est perfide, mais c'est
parce qu'on a toujours joué avec lui, on
n'a jamais été sincère avec lui. Mais
quand on est sincère, le peuple vous
donne tout ce qu'il possède.
Votre engagement résolu en faveur
d'un Islam d'ouverture, conciliant
tradition et modernité, vous
vaut, nous le disions, de franches inimitiés
de la part des milieux conservateurs.
Concrètement, comment
entendez-vous avoir raison de ces
«résistances» ?
Nous sommes obligés de faire un
constat : si nous maintenons cette situation
où chacun baisse les bras, où
chacun se laisse faire, où l'élite intellectuelle,
politique, économique de ce
pays fait dans le «chacun pour soi», on
ne s'en sortira pas.
Si ce congrès international (de la tarîqa
alawiya) a réussi, c'est parce qu'il
était mené avec méthodologie et un travail
de fond. C'est parce que nous
avions une vision. Accueillir 6500 personnes
n'était pas une mince affaire,
mais on l'a fait à travers une organisation
judicieuse, inspirée de nos traditions.
Le Prophète lui-même s'était
illustré par sa gestion du temps. Qui se
préoccupe aujourd'hui de la gestion du
temps dans le monde musulman ?
L'islam, c'est la religion de la logique
et du bon sens. C'est avant tout une affaire
de akhlaq (morale). «J'ai été envoyé
pour anoblir les caractères»,
le Prophète. Cela veut dire que,
avant moi, il n'y avait pas le vide et qu'il
s'agit simplement de parfaire les
choses. Le Prophète n'a jamais prétendu
faire table rase de la société qoraïchite
ni de la société arabe qu'il avait
trouvées. Il s'habillait comme les
Arabes de son époque, il mangeait
comme les Arabes de son époque, il
avait même les coutumes et les moeurs
de son époque. Mais de ces Arabes est
sorti un message extraordinaire qui, en
70 ans, est arrivé jusqu'en Europe. Jusqu'à
Poitiers, en France. Et de l'autre
côté, jusqu'aux océans Indien et Pacifique.
Il n'y avait pas les moyens actuels.
Comment neuf personnes ontelles
répandu l'Islam en Indonésie ?
C'était des saints soufis. Aujourd'hui,
c'est le plus grand Etat musulman du
monde avec 225 millions d'âmes. Jamais
aucun Sahabi (compagnon du
Prophète) n'est allé en Indonésie. Ils
sont venus avec la tarîqa qadiriya et,
surtout, avec l'amour du prochain. Ils
ont simplement dialogué avec les
gens jusqu'à les convaincre. De voir
dans la grande mosquée de Djakarta
qui est la plus grande mosquée du
monde avec 10 hectares, qui accueille
125 000 priants et priantes, de voir
donc l'imam au milieu, à droite les
hommes, à gauche les femmes, sur la
même ligne, permettez-moi de vous
dire que ça impressionne. On voit que
les Indonésiens et les Asiatiques ont
compris et que les pays arabes n'ont
toujours pas compris et qu'ils parlent
encore de ceci et de cela…
L'islam a donné des multitudes de
Rabia Al Adawiya, des femmes avec
une spiritualité extraordinaire. Un
jour, on a vu Rabia Al Adawiya courant
dans le désert avec un fagot sous
le bras et un sceau sur le dos. On lui a
dit : «Mais où est-ce que tu vas avec
ça ?»
de bois brûler le Paradis, et avec ce
sceau d'eau éteindre l'enfer, ceci afin
que plus personne n'adore Dieu par
crainte ni par désir du Paradis, mais
uniquement par amour de Dieu.»
Moi je conseille au ministre des Affaires
religieuses de rajouter au passeport
un petit calepin de pointage pour
consigner qui va à la mosquée le vendredi,
comme ça au moins, on aurait
un petit bonus. Je demanderais pareillement
à nos frères saoudiens de
consigner combien de fois ils ont fait
le hadj et la omra. C'est un investissement,
le pèlerinage coûte cher. Au
moins, quand on nous enterre, on
nous met ça dans la tombe pour le
âdab el qabr
(le supplice du sépulcre).Quand les anges viendront, on leur
montrera le passeport comme quoi
j'ai 1200 djoumouâ dans mon pedigree,
j'ai tant de hadj... Je sais que
pour ce que je dis là, ils vont me dresser
un bûcher comme au temps de
l'Inquisition (rires)…
Qu'est-ce que c’est qu’être soufi
aujourd'hui, en définitive, cheikh
Bentounès, au XXIe siècle ?
Moi je pense qu'être soufi au
XXIe siècle, c'est être véritablement
citoyen du monde. C'est ne se référer
ni à la nationalité, ni à la race, ni
même à la religion. C'est prêcher cette
fraternité adamique. Quand vous prenez
un chapelet, le chapelet est fait de
grains. Nous ne faisons jamais attention
au fait que ces graines sont reliées
entre elles par un fil et ce fil, on
ne le voit pas. Le soufi, aujourd'hui,
doit être le fil de notre société qui unit
les différentes gens. Et cela nécessite
un travail sur soi. D'abord, mêle-toi de
tes affaires au lieu de te mêler des affaires
des autres. Et aussi introduire la
sacralité dans notre vie. Et la miséricorde
car le chemin mohamadien est
un chemin de miséricorde.
Que diriez-vous du rapport entre
soufisme et politique et de la place
du soufi dans la cité, des questions
relatives au pouvoir…Le soufi doitil
se mêler de politique ?
humaine. Le soufi ne doit pas pratiquer
la politique politicienne, qui est
la politique du mensonge. Nous avons
toujours dit qu'il n'y a pas de lien politique
entre nous. Ce sont d'autres liens
qui nous unissent, des liens de fraternité.
Que vous soyez de ce parti ou de
cet autre parti, cela ne regarde que
vous.
Vous confirmez que la alawiya
est apolitique...
Elle doit l'être. Les zaouïas doivent
se conformer à ce principe. Cela
n'empêche pas que les soufis sont des
citoyens ; ils doivent jouer leur rôle en
votant, en décidant, mais pas au nom
d'une tarîqa. Même moi, je n'ai pas le
droit d'engager la tarîqa. Pourquoi ?
Parce que les partis changent. Même
le parti communiste qui a occupé la
moitié de la Terre a disparu. L'Union
soviétique, où est-ce qu'elle est aujourd'hui
? Mais la voie de Dieu, elle,
reste. Elle restera éternellement. Les
zaouïas sont des espaces de dialogue,
des espaces qui doivent être là pour la
moussalaha
(conciliation). Chacun ale droit d'aller dans une zaouïa, même
un athée. C'est chez lui. La zaouïa,
c'est la maison de Dieu pour toutes les
créatures de Dieu. On ne peut pas dire
à quelqu'un qui vient dans une zaouïa
«tu n'es pas de mon parti» ou bien «tu
n'es pas de ma tarîqa» ou «tu n'es pas
de ma religion»... C'est inadmissible !
D'où le titre de votre livre, La
Fraternité en héritage
mon père ! Il est mort à 47 ans dans
l'humiliation. On l'a mis sous terre
dans un cachot de deux mètres carrés,
on a confisqué tous les biens de la
zaouïa, on a brûlé des centaines de
livres, mais al hamdou lillah, cela
nous a rendus encore plus forts par le
fait même que cela nous a rendus plus
proches de ceux qui souffrent.
Moi je ne veux régler mes comptes
avec personne. Tout ce que je dénonce,
c'est la bêtise d'où qu'elle vienne,
des juifs, des chrétiens, des Américains,
des Chinois, qu'elle vienne de
mes propres frères… La bêtise humaine,
y’en a marre ! Arrêtons de
jouer à ce jeu malsain des intérêts en
opposant les uns aux autres par le religieux,
par l'affectif, et en surfant sur la
sensibilité des gens avec l'émotionnel.
Arrêtons cette religiosité théâtrale.
Moi je suis pour une éducation d'éveil
et de responsabilité.
Que ce soit en Occident ou ailleurs,
c'est la pensée soufie qui triomphe
parce qu'elle est avant-gardiste, qu'on
le veuille ou pas. Parce qu'elle prêche
la tolérance, parce qu'elle ne porte pas
de jugement sur les autres. Elle accepte
les gens tels qu'ils sont. La première
chose qu'elle nous apprend, c'est d'accepter
l'autre tel qu'il est. Parce qu'elle
est une créature de Dieu et que Dieu a
anobli les fils d'Adam : «Wa lakad karamna
bani Adam.»
anobli les enfants d'Adam). Ce n'est
pas par la contrainte qu'on convertit
les gens, «la ikraha fi dine». Point de
contrainte en religion. Imposer une
religion, c'est complètement débile.
Ou alors il faut enlever tous ces versets
coraniques. On nous parle de
l'Etat islamique et on nous dit : «Le
Coran c'est le doustour.»
est la Constitution). Quel doustour !
La constitution change et évolue par
rapport à la société. Comment faire
du Coran une Constitution ? C'est
quoi cette fable ? Pour anesthésier les
gens avec Le Livre de Dieu ? Le Coran
est une lumière. Il ne peut pas être
le doustour de qui que ce soit. Il n'est
l'apanage de personne, ni d'un prince,
ni d'un roi, ni d'un président, ni d'un
clan, ni d'une école. C'est Le Livre de
Dieu.
Que pensez-vous du courant dit
«coraniste» qui renie la charia et
dont le frère de Hassan El Banna
est l'une des figures de proue en
Egypte ?
Nous, Ahl al Sunna wal Jamaâ,
nous avons un patrimoine inestimable.
Moi, quand je lis la charia, je
l'interprète comme une voie extraordinaire
d'ouverture. Hélas, à partir
d'une certaine époque, il y a eu un rétrécissement
des esprits dans le monde
musulman. Savez-vous qu'il y avait
52 écoles de pensée et de fiqh à Baghdad
? Il n'en reste plus que quatre et
bientôt, même ces quatre, elles vont
disparaître et il ne restera plus que la
doctrine wahhabite. On aura ainsi atteint
le sommet de l'abrutissement généralisé.
Aujourd'hui, ces gens nient
la philosophie alors que la philosophie
grecque est passée en Occident
grâce aux musulmans. Mais n'oubliez
pas que c'est l'Inquisition qui a amené
la Renaissance...
T. B. et M. B.